Parc national des Grisons Matthias Sorg/Pro Natura
16.07.2019 Protection des espèces

Heinrich Haller: «Le temps de la nature n’est pas le nôtre»

Après 23 ans à la tête du Parc national suisse, Heinrich Haller dit n’avoir pas trop de peine à faire ses adieux à son poste de directeur. Car la plus grande réserve naturelle de Suisse nous confronte sans cesse aux limites de l’action humaine.

«C’est quand même incroyablement beau ici.» Heinrich Haller prononce cette phrase avec un enthousiasme voilé de timidité. En cette soirée de début d’été, nous nous tenons sur le versant sud de Munt La Schera dans le Parc national, un de ses coins préférés.

Les premiers chamois pâturent une herbe encore clairsemée, une gigantesque forêt de conifères alpins s’étend en contrebas, l’Italie et ses vallées transversales se profilent au loin, et à l’ouest la Cima Paradiso confère au tableau une majesté grandiose.

Romantique, mais aussi pragmatique

Directeur du Parc national suisse durant 23 ans, Heinrich Haller continue de contempler ce paysage sans se lasser. Au contraire : «Regarde comme le feu des bruyères illumine en ce moment le paysage, en été les prairies alpines offrent un chatoiement de couleurs, puis la couleur rouge réapparaît dans d’autres teintes en automne, avant que l’hiver ne recouvre tout de sa blancheur silencieuse.» Il confesse aussitôt être un incorrigible romantique.

Mais pas un rêveur. A l’heure de passer le témoin, il reste un farouche pragmatique, comme il le soulignera plusieurs fois durant notre randonnée dans le Parc national. Il essaie de mettre en œuvre ce qui est possible, plutôt que défendre bec et ongles des exigences irréalisables.

Pour autant, le biologiste de la faune ne se rallie pas forcément à l’opinion dominante et défend aussi des positions tranchées. C’est notamment le cas avec la dernière espèce à avoir fait son retour sur le territoire du Parc national, après une longue période d’extinction: le loup. Depuis deux ans, la louve F18 vagabonde entre le col de l’Ofen et Zernez. Heinrich Haller ne cache pas la joie que lui procure cette nouvelle arrivante, qu’il a souvent observée et photographiée.

«Car l’être humain n’a pas à accaparer tout ce qui existe.»

Heinrich Haller, directeur sortant du Parc national

Heinrich Haller Raphael Weber/Pro Natura

Heinrich Haller s’oppose catégoriquement à la révision de la Loi sur la chasse, qui veut faciliter le tir du loup. «C’est absurde, le déclin dramatique de la biodiversité est sur toutes les lèvres, et en même temps on ouvre la chasse à des espèces rares et protégées.» Les loups ont justement un effet très bénéfique pour la biodiversité: en faisant pression sur les ongulés, ils permettent le rajeunissement de la forêt et accroissent la vitalité de la faune. Ainsi, la chasse spéciale aux cerfs menée dans les Grisons sur le territoire de la meute de Calanda est moins meurtrière depuis la réapparition du loup.

Toujours pragmatique, le biologiste reconnaît que quand les loups auront colonisé tout l’arc alpin et établi un réseau de meutes, une régulation adéquate sera envisageable. «Mais la population de loups est encore bien loin de s’être stabilisée.» Le fait est que F18 n’a toujours pas trouvé de mâle pour se reproduire.

Une passion pour les prédateurs

Heinrich Haller a toujours été fasciné par les grands prédateurs, qui l’ont accompagné durant toute sa carrière, avec une prédilection pour le lynx, l’aigle royal et le hibou grand-duc. Le biologiste de la faune insiste volontiers sur l’importance du travail scientifique effectué dans le Parc national. Il a d’ailleurs publié plusieurs livres à ce sujet. Le suivi scientifique sur la longue durée est l’un des points forts d’un parc national plus que centenaire. Il livre de précieuses connaissances sur l’évolution des Alpes.

A quoi ressemble la nature lorsqu’on la laisse se développer sans intervention humaine pendant un siècle? C’est ce qu’on découvre en descendant depuis les pâturages de la Schera, et le résultat est impressionnant: entre des arbres géants qui se dressent jusqu’au ciel s’enchevêtrent des milliers de troncs morts, parmi lesquels on aperçoit de jeunes pousses de pins, de mélèzes et d’épicéas. Une dynamique naturelle à l’état pur. «Dans quelques centaines d’années, nous aurons ici une véritable forêt vierge.»

Et ce tableau nous rappelle que les cycles naturels ne se mesurent pas à l’échelle de la vie humaine. «Dans ce parc, je suis continuellement confronté à une durée qui dépasse la mienne, le temps de la nature n’est pas le nôtre», nous confie-t-il au milieu d’une clairière naturelle. Pour que quelque chose de grand puisse se manifester, l’être humain devrait cesser de se considérer comme le centre du monde et se mettre un peu en retrait.

C’est cette humilité et cette conscience des limites de l’action humaine qui permettent à Heinrich Haller de quitter sans trop de regrets le poste qu’il a occupé pendant plus de vingt ans. Et notre romantique de s’enflammer pour le Val Nüglia, un recoin du Parc national inaccessible au public. Durant toutes ces années comme directeur, il n’a jamais été tenté de profiter de son statut pour l’explorer. Savoir que ce vallon demeure inviolé lui procure une joie immense. «Car l’être humain n’a pas à accaparer tout ce qui existe.»

RAPHAEL WEBER, rédacteur en chef du Magazine Pro Natura.

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Cet article a été publié dans le Pro Natura Magazine.

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