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14.08.2025 Alpes

Une «ruée vers l’or» menace les marges proglaciaires

Les marges proglaciaires sont le berceau de nouveaux milieux naturels et comptent parmi les dernières régions sauvages de Suisse. Or, avant même qu’un débat de société sur leur protection n’ait eu lieu, elles sont menacées de destruction.

Le recul des glaciers s’accélère et, d’ici quelques décennies, les glaces éternelles de nos montagnes appartiendront en grande partie au passé. Il ne subsistera que des surfaces dépourvues de glace, témoins de l’incapacité de la communauté internationale à limiter le changement climatique.

Mais en fondant, les glaciers ne laissent pas seulement derrière eux des paysages rocheux et arides. Selon leur emplacement, ils cèdent la place à des milieux naturels d’une valeur inestimable. Les marges proglaciaires constituent un nouveau territoire dynamique où la nature peut s’épanouir librement. Une mosaïque colorée de milieux naturels très variés peut s’y développer: des lacs glaciaires aux deltas et aux marais, en passant par les prairies alpines et les plaines alluviales. L’eau de fonte qui s’écoule au printemps et en été façonne, anime et modifie ces zones humides
exceptionnelles.

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Nouveaux milieux naturels et refuges

Les marges proglaciaires offrent un habitat à une multitude de communautés végétales rares à différents stades d’évolution, parmi elles figurent des espèces étroitement liées à des températures fraîches. De nombreuses espèces animales menacées bénéficient aussi de ces habitats. Avec le réchauffement climatique, les espèces dépendantes du froid et contraintes de migrer vers des altitudes plus élevées pour survivre trouvent notamment refuge dans les marges proglaciaires. Des études montrent que, dans les Alpes européennes, plus de 2000 espèces de végétaux, d’animaux et de champignons ont déjà déplacé leur aire de répartition vers des régions plus élevées en réponse à la hausse des températures.

En raison de leur beauté intacte et de leur dynamique, les marges proglaciaires sont des lieux préservés et rares dans un paysage suisse fortement marqué par l’activité humaine. Leur isolement contribue également à leur préservation.

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Des zones mal protégées

Cependant, dans les débats politique actuels sur la transition énergétique, leur valeur paysagère et écologique est souvent négligée, voire délibérément ignorée. Ces milieux naturels risquent donc d’être détruits avant même qu’un débat de société sur leur protection n’ait pu avoir lieu. La législation actuelle autorise la construction de barrages sur des marges proglaciaires précieuses, même lorsque ces sites remplissent les critères d’inscription à l’inventaire fédéral des zones alluviales. En 2023, le Parlement a adopté des réglementations permettant la construction de centrales hydro­électriques sur ces sites, à condition qu’ils n’aient pas été inscrits à l’inventaire des zones alluviales avant le 1er janvier 2023.

La justification invoquée est souvent la même: la production d’électricité hivernale. Mais cette argumentation est simpliste. Premièrement, nous disposons déjà de volumes de stockage importants en montagne. Ensuite, il existe des possibilités de rehausser les barrages existants, sans nécessiter de nouvelles interventions majeures. Pourtant, de nombreux projets de ce type sont ­actuellement bloqués. Non pas en raison de préoccupations écologiques, mais parce que les cantons reprendront ces installations dans un avenir proche (retour au propriétaire), ce qui dissuade les exploitants d’investir davantage. Rappelons également que l’électricité produite en moins de quatre mois par les nouvelles installations solaires aménagées sur des infrastructures existantes­ équivaut à la production annuelle d’un nouveau barrage de la taille de Zervreila. Un quart de cette électricité solaire est disponible en hiver et souvent moins coûteuse que celle issue des nouvelles
centrales hydroélectriques.

Une chance unique pour la biodiversité

Il s’agit donc de trouver un équilibre entre protection et exploitation et surtout d’empêcher que ces milieux naturels exceptionnels ne soient irrémédiablement détruits. Les marges proglaciaires ne sont pas seulement un héritage du passé, elles représentent aussi une chance unique pour la nature et la biodiversité à l’avenir.

Michael Casanova est responsable des dossiers de politique énergétique et de protection des eaux chez Pro Natura.

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« C’est un terrain d’étude idéal »

Brigitta Erschbamer, professeure de géobotanique à Innsbruck, nous explique pourquoi une marge proglaciaire doit être considérée dans sa globalité et placée sous protection.

Magazine Pro Natura: quelle importance écologique revêtent les marges proglaciaires?

Brigitta Erschbamer: dans ce milieu, la colonisation par les plantes part de zéro. Nous pouvons donc observer la formation d’une nouvelle communauté végétale dès les premiers stades. C’est, en quelque sorte, un terrain d’étude idéal. Si le lieu reste exempt de glace pendant 40 à 50 ans, le nombre d’espèces ne peut plus croître. De nouvelles espèces continuent d’apparaître, mais les espèces pionnières disparaissent.

D’ici 40 à 50 ans, la plupart des glaciers des Alpes auront malheureusement disparu, sauf dans quelques zones de très haute altitude.

Nous constatons déjà que, sous l’effet du changement climatique, l’évolution est de plus en plus rapide. Il y a 50 ou 60 ans, il fallait attendre 5 à 10 ans avant que les premières plantes ne s’installent sur ces nouvelles marges proglaciaires. Aujourd’hui, on observe déjà les premiers végétaux un an seulement après la disparition des glaces. Plus une marge proglaciaire descend en altitude, plus les changements sont rapides et marqués, allant jusqu’à la reforestation. En Suisse, des mélèzes font alors leur apparition.

Dans notre pays, nous sommes préoccupés par la multiplication de projets de nouveaux barrages dans les zones où les marges proglaciaires s’étendent. Qu’en est-il en Autriche?

Cette discussion est également d’actualité au Tyrol. En raison du cadre juridique, la définition même de ce qu’est une marge proglaciaire fait souvent débat : peut-on encore parler de marge proglaciaire lorsqu’une zone a été modifiée par des événements tels que des laves torrentielles?

En Autriche, une marge proglaciaire est en soi un milieu naturel protégé.

Théoriquement oui. Mais les différents intérêts que ces zones suscitent ont conduit à une définition vague de ce qui est ou pas une marge proglaciaire.

Selon vous, quels critères devraient entraîner la protection d’une marge proglaciaire?

Peu importe les transformations dues à des laves torrentielles ou à des crues: une marge proglaciaire doit être considérée dans sa globalité et placée sous protection. Toute discussion devient inutile dès lors qu’on reconnaît l’importance écologique exceptionnelle de ces zones. Par exemple pour les plantes de haute montagne, qui pourraient trouver ici leur ultime refuge face au changement climatique. Et où d’autre peut-on encore observer la genèse de milieux naturels et de biocénoses? Nulle part! C’est pourquoi ces milieux naturels, en particulier les communautés végétales le long des torrents glaciaires, sont protégés au plus haut niveau de l’UE. Ils sont uniques et irremplaçables.

Vous concluez dans vos recherches que les jeunes plantes peuvent aussi mourir de soif dans une marge proglaciaire. Surprenant, non?

Nos expériences ont révélé que deux facteurs sont déterminants pour l’établissement des plantes, à savoir – sans surprise – la disponibilité des graines, mais aussi l’absence de sécheresse. Sur ces sols souvent sableux, des épisodes de sécheresse prolongés peuvent retarder, voire empêcher l’implantation des plantes. Le changement climatique accentue également ce phénomène.

RICO KESSLER, rédacteur du Magazine Pro Natura.

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% du volume de glace a fondu

Entre 1850 et 2016, les Alpes ont déjà perdu 60% de leur volume de glace. Pro Natura demande à la Confédération d'examiner de plus près la valeur écologique des marges proglaciaires pour la biodiversité avant de poursuivre les discussions sur leurs possibles utilisations.

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Informations complémentaires

Info

Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.

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