«La consanguinité devient un problème existentiel central»
Le lynx est réapparu en Suisse il y a une cinquantaine d’années. Est-il bien accepté par les agriculteurs et les chasseurs?
Kristina Vogt: dans le secteur agricole, on ne parle presque plus du lynx. La situation était plus conflictuelle dans les années 1990, notamment avec les chasseurs, mais elle s’est nettement apaisée depuis. Les chasseurs se sont habitués à la présence du lynx et l’acceptent désormais comme un prédateur indigène. On ne conteste plus son droit d’exister. Certains chasseurs se réjouissent même de sa présence et nous signalent leurs observations. Néanmoins, la question de la «bonne» densité de population ne fait pas encore consensus.
La population de lynx en Suisse a quadruplé au cours des 25 dernières années, pour atteindre environ 300 individus. Cela suffit-il pour assurer la survie de la population?
Avec 300 individus, rien n’est encore garanti. La connexion avec d’autres populations européennes ne s’est pas encore établie, la population est très isolée. Puisqu’elle ne descend que de quelques animaux géniteurs, dont certains étaient en outre apparentés, la diversité génétique est faible et la consanguinité devient un problème existentiel central. Sans diversité génétique, le lynx a du mal à s’adapter aux changements environnementaux ou aux nouveaux agents pathogènes.
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Matthias Neuhaus
On reconnaît le lynx aux «pinceaux» au bout de ses oreilles. Il y a quelques années, trois lynx sans oreilles ont été photographiés dans le Jura
Aujourd’hui, quasiment tous les lynx suisses sont plus ou moins apparentés. Cette consanguinité fait augmenter la probabilité que deux individus de la même famille portant la même mutation
aléatoire, comme l’absence d’oreilles, se reproduisent. Et inévitablement, les malformations liées à cette mutation se manifestent chez leur progéniture. À cet égard, la multiplication de problèmes cardiaques est bien plus préoccupante. Nous étudions actuellement la génétique et la santé des lynx dans le cadre d’un projet mené en collaboration avec l’Institut pour la santé des poissons et de la faune sauvage (FIWI) de l’Université de Berne.
Quels sont les premiers résultats?
Deux tiers des lynx de l’espace alpin ayant été examinés présentent un souffle au cœur. Il semblerait qu’il s’agisse d’une maladie cardiaque congénitale. Nous avons également constaté que les individus juvéniles présentant une consanguinité plus marquée survivent moins bien.
La situation semble alarmante. La science propose-t-elle des pistes d’amélioration?
La fondation KORA et le FIWI recommandent vivement d’assainir génétiquement la population suisse, en allant chercher des individus de la population des Carpates. Au niveau international, nous avons aussi besoin d’une mise en réseau des différentes populations d’Europe centrale (voir encadré) et, à plus long terme, avec la population d’origine dans les Carpates (Slovaquie, Ukraine et Roumanie). C’est la seule population d’Europe centrale à n’avoir jamais disparu et elle présente donc une grande diversité génétique. Toutes les autres sont le résultat de réintroductions de quelques individus des Carpates.
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Matthias Neuhaus
La population suisse n’est-elle pas reliée à celles d’autres pays?
Le Jura suisse et français forme une seule et même population, car tous les individus présents en France viennent initialement de Suisse. Certains lynx, principalement des mâles, quittent la Suisse pour s’installer dans les pays voisins, par exemple dans les Vosges, la Forêt-Noire ou le Vorarlberg. En Forêt-Noire, un projet visant à reconstituer la population avec des animaux issus du programme européen de conservation de l’Association européenne des zoos et aquariums (EAZA) est en cours. À l’heure actuelle, la petite population isolée des Alpes calcaires autrichiennes ne se reproduit pas et risque de disparaître.
Comment atteindre les objectifs scientifiques?
Un groupe de travail intercantonal a été mis sur pied. La fondation KORA et l’institut FIWI en font partie à titre consultatif, tout comme les gardes-faune et l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Il s’agit de planifier des mesures concrètes.
Et quel est l’horizon temporel?
Cela dépend évidemment des processus politiques et de l’adhésion aux mesures, mais nous ne pouvons pas attendre dix ans. La situation génétique et sanitaire ne s’améliorera pas d’elle-même. Il faut intervenir rapidement, avant que les problèmes ne s’aggravent encore davantage.
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Matthias Neuhaus
Le lynx pourrait-il s’implanter durablement sur le Plateau ?
Le lynx se reproduit sur le Plateau depuis 2013. C’est un animal discret, capable de s’adapter et qui s’accommode bien du paysage cultivé. Le Plateau est toutefois fortement morcelé par les routes: de nombreux lynx sont victimes d’accidents de la circulation et leur expansion est entravée. Les travaux forestiers autour des tanières pendant la période de mise bas posent également problème. Si nous parvenons à renforcer la diversité génétique, les perspectives à long terme s’amélioreront. En cas d’échec, la population suisse de lynx pourrait stagner, voire régresser.
Gregor Klaus est journaliste indépendant.
Linking Lynx
Ce réseau d’experts œuvre pour la conservation, la surveillance et la gestion du lynx d’Europe centrale. Son objectif est de créer une population qui s’étende des Carpates au Jura, aux Alpes occidentales et aux Alpes Dinarides (Balkans occidentaux). Linking Lynx réunit plusieurs groupes de travail et chapeaute tous les projets, en cours ou prévus, de réintroduction et de renforcement des
populations.
https://www.linking-lynx.org/en
Informations complémentaires
Info
Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.
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