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17.10.2025 Loup, lynx, ours

«La protection systématique des troupeaux est efficace, mais pas toujours possible»

Pionnier de la protection des troupeaux en Suisse, Daniel Mettler se penche sur les progrès et les lacunes des pratiques actuelles. Pour lui, deux générations de bergères et bergers seront nécessaires pour ancrer ces nouvelles habitudes.

Magazine Pro Natura : en été 1995, des dizaines de moutons ont été attaqués dans le Val Ferret et dans le Val d’Entremont. Les analyses génétiques réalisées sur deux échantillons de matière fécale ont révélé la présence de deux loups mâles originaires des Abruzzes. Pouvait-on s’attendre, à l’époque, à ce que le loup s’établisse chez nous?

Daniel Mettler : au vu de l’évolution de la situation en Italie, oui, c’était prévisible. Dans les Abruzzes, une petite population d’une centaine d’individus s’était développée et étendue vers le nord, bénéficiant de son statut de protection depuis 1973. Le loup avait atteint les vallées des Alpes françaises et italiennes à la fin des années 1980, ce n’était donc qu’une question de temps avant qu’il ne colonise le territoire suisse.

Notre pays ne semblait pas du tout préparé à ce retour. En 2003, vous avez mis sur pied, à la demande de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), un groupe d’intervention mobile composé de bergers et de chiens de protection et de garde, que vous avez baptisé «Wolfsfeuerwehr» (« brigade loup »).

Il faut garder à l’esprit qu’il n’y avait plus de loups en Suisse depuis cent cinquante ans. Dans de nombreux alpages, le pâturage libre était la norme et les chiens de protection étaient très rares. Avec le retour du loup, le monde agricole a plutôt eu tendance à faire la sourde oreille et ne s’est pas préparé à cohabiter avec le prédateur. Pendant longtemps, le credo était que l’on pouvait de toute façon abattre les loups. Mais certains précurseurs ont rapidement mis en place des mesures de protection des troupeaux, ouvrant ainsi la voie aux autres.

Daniel Mettler
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Pendant longtemps, le credo était que l’on pouvait de toute façon abattre les loups. Mais certains précurseurs ont rapidement mis en place des mesures de protection des troupeaux, ouvrant ainsi la voie aux autres.

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Daniel Mettler dirige depuis 2004 le service Protection des troupeaux Suisse chez Agridea.

De qui ces pionniers se sont-ils inspirés?

Des expériences réalisées en Italie, en Espagne et en France, où, contrairement à la Suisse, le pastoralisme avec des bergers et des chiens est ancré dans la culture. À la fin des années 1990, le biologiste romand Jean-Marc Landry a commencé à importer des chiens de protection de France, qui ont d’abord été utilisés dans le canton de Vaud pour protéger les troupeaux de moutons contre les attaques de lynx.

Pouvez-vous rappeler le contexte?

Au début des années 1990, la population de lynx a connu une croissance rapide dans le nord-ouest des Alpes, conséquence d’une hausse du nombre de chevreuils qui ont profité de plusieurs hivers doux consécutifs. Lorsque, les années suivantes, la population de chevreuils est revenue à son niveau antérieur, les dégâts causés aux moutons et aux chèvres ont considérablement aug­menté. Grâce à une gestion scientifique du lynx, laquelle prévoit entre autres des prélèvements, dans des conditions préalablement définies, la cohabitation entre l’être humain et le lynx a pu être nettement améliorée et fonctionne encore bien aujourd’hui. Elle peut donc servir de modèle pour la cohabitation avec le loup.

Mais le loup pose de plus grands défis: son taux de reproduction est plus élevé et il chasse aussi dans les espaces ouverts, utilisés pour l’agriculture.

L’expérience des vingt dernières années montre qu’en Suisse, le loup suit principalement les populations de cerfs. C’est ce que l’on observe dans le Jura, où la population de ces herbivores n’acessé d’augmenter ces dernières années. Véritable opportuniste, le loup s’attaque aussi aux animaux d’élevage. Une bonne protection permet de réduire considérablement les pertes. En ce qui concerne le taux de reproduction, oui, il est bien plus élevé chez le loup que chez le lynx. Une portée annuelle compte entre quatre et huit louveteaux. Cela ne signifie pas pour autant qu’en l’absence de régulation, des milliers, voire des dizaines de milliers de loups vivront bientôt en Suisse. En Saxe, dans l’est de l’Allemagne, ou dans les Abruzzes, on constate qu’un équilibre s’installe dès que les territoires adaptés sont occupés.

En Suisse, des meutes entières sont éliminées avant même qu’un tel équilibre puisse s’établir.

Depuis 2019, le loup a colonisé un territoire de plus en plus grand. Selon les moments et les régions, les responsables ont été pris de court. Je suis convaincu que nous parviendrons à cohabiter sur le long terme, mais il faut au moins deux générations pour que la protection des troupeaux s’ancre dans la culture. La première génération a accompli son travail. On surveille et on protège beaucoup plus de transhumances de moutons aujourd’hui qu’au début du millénaire. Un facteur important de cette évolution a été l’ordonnance sur les contributions d’estivage, entrée en vigueur au début des années 2000. Elle a introduit des incitations financières pour passer du pâturage sédentaire à la surveillance par des bergers. Les contributions à la protection des troupeaux ont également été revues à la hausse.

Cette protection est-elle efficace?

Oui, si elle est systématique. Mais ce n’est pas possible partout, ni tout le temps. Son efficacité dépend de la manière dont les troupeaux sont conduits. Plus un troupeau est compact, plus les chiens et les clôtures constituent une protection efficace. Or, cela s’avère difficile, voire impossible, dans des zones de haute montagne, où les conditions météorologiques et topographiques sont parfois très contraignantes. Sur le plan écologique, on peut aussi s’interroger: faut-il continuer à faire paître du bétail dans des milieux naturels fragiles de haute montagne, par exemple dans les marges pro­glaciaires? N’existe-t-il pas d’alternatives fourragères dans les alpages voisins ou les pâturages situés à plus basse altitude?

Ces derniers temps, les attaques se sont multipliées pendant les pacages de printemps et d’automne, au niveau des mayens. Faudra-t-il eux aussi les protéger avec des chiens à l’avenir?

Le nombre d’attaques dans les pâturages de printemps et d’automne reste aujourd’hui moins élevé que dans les zones d’estivage. Mais cela peut changer et nous devons réfléchir dès aujourd’hui à la manière de protéger efficacement ces pâturages. C’est déjà le cas dans certaines régions.

Les gros chiens de protection effraient beaucoup de gens. Et les professionnels du tourisme critiquent le fait que certains chiens compliquent l’accès à des sentiers de randonnée et à des pistes de VTT fréquentées. 

Le loup est un défi pour toute la société, pas seulement pour l’agriculture. Sans chiens de protection des troupeaux, la coexistence n’est pas possible. L’acceptation sociale de ces chiens est donc cruciale: ils travaillent de manière autonome, sans recevoir d’ordre de leur maître. En Suisse, nous ne sommes pas habitués à ce type de chiens. Ils semblent imprévisibles, car ils ne correspondent pas à l’image traditionnelle que l’on en a.

Quels critères les chiens de protection doivent-ils remplir pour être officiellement reconnus?

Leur mission est de repousser les loups. En même temps, ils doivent être fidèles au troupeau de petit bétail et ne pas se montrer agressifs envers les êtres humains. Ils doivent également obéir aux ordres du berger qui en est propriétaire et faire preuve d’une bonne tolérance au stress dans des situations de provocation et d’excitation inattendues. Des tests comportementaux permettent d’évaluer ces caractéristiques.

Les médias ne cessent d’évoquer le lent déclin des alpages ovins et caprins. Se dirige-t-on vraiment dans cette direction?

Si l’on examine les chiffres relatifs aux chèvres et aux moutons estivés, on constate que la situation s’est stabilisée ces dernières années, après avoir connu un déclin au début des années 2000. En parallèle, on observe une évolution structurelle vers des alpages plus grands et plus faciles à garder. Dans les alpages plus petits et difficiles d’accès, les effectifs ont tendance à diminuer. On note aussi une progression de l’embroussaillement dans les zones périphériques: une forte proportion de buissons mine la biodiversité sur ces surfaces. Le pâturage par des moutons ou des chèvres peut y remédier, mais doit être adapté de manière optimale aux sites, très différents les uns des autres.

Nicolas Gattlen, reporter du Magazine Pro Natura

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Cet article a été publié dans le Magazine Pro Natura.

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